Filles de la croix

À l’écoute de Saint André-Hubert Fournet

            Sa fête, cette année, tombe un dimanche et, nous dit l’Ordo, « est omise », ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas y penser, surtout en cette Journée des Vocations, quitte d’ailleurs à célébrer, en semaine, une messe votive ne son honneur.

            Nous devons à l’un de nos collaborateurs ces excellent article qui dit quelle leçon d’actualité chrétienne nous donne ce prêtre de chez nous.

            L’année 1984 marque 150e anniversaire de la mort de saint André-Hubert Fournet. C’est l’occasion d’écouter ce qu’il a à nous dire.

            On a écrit sa vie à plusieurs reprises [1] ; point n’est besoin de recommencer. Dernièrement encore, on a parlé de lui dans une revue locale de vulgarisation historique [2]. L’article en question, intitulé « Parapsychologie et mystique », ne prenait en compte, hélas, que des phénomènes extraordinaires dépourvus de toute espèce d’utilité pour qui voudrait progresser dans la foi en compagnie des saints.

            La vie des saints n’est pas un spectacle. Les faveurs sensationnelles qu’ils sont reçues, comme d’ailleurs leurs exploits ascétiques, auraient de quoi nous décourager si nous nous fixions sur le visible et quantitatif : nous les admirerons, et nous nous estimerions quittes ! Un saint comme André-Hubert Fournet a mieux à nous donner.

L’aventure de la sainteté

            Ses biographes ont eu beau accumuler faits et anecdotes, sa personne reste toujours comme en retrait. Cependant, trois traits peuvent nous aider à le découvrir tel qu’il était.

            D’abord, la « conversion ». De prêtre mondain, dans le village de St-Pierre-de-Maillé dont il sera curé durant 37 ans, il va devenir en peu de jours un prêtre exemplaire, pénétré du sens de Dieu et du sérieux de don ministère. Les reproches d’un pauvre lui ont fait comprendre que son train de vie jure avec l’Évangile. Aussitôt il se débarrasse du superflu et se contente du strict nécessaire. Ainsi commence toujours l’aventure de la sainteté, par un geste apparemment insensé : Antoine le Grand distribue ses biens, François d’Assise embrasse un lépreux. Il n’en faut pas davantage pour entrer dans l’amitié de Dieu. La vie entière en est transformée : aux yeux du monde, elle ressemble à un ratage, comme la croix. Dorénavant, André-Hubert ne voudra « rien savoir d’autre que Jésus et Jésus crucifié (1Co 2,2).

            Avant ce bouleversement, ses homélies du dimanche laissaient les gens bouche bée, tant elles étaient savantes et recherchées. D’un coup, sa prédication se fait plus directe, sans artifices, pauvre. Les petites gens ne s’y trompent pas : « Ah ! Monsieur le Curé, dans le commencement, vous prêchiez si bien que personne ne vous comprenait, mais maintenant tout le monde sait ce que vous dites » [3]. Il n’oubliera jamais la leçon Il ne rédigera aucun traité, seulement des lettres ; nous allons en reparler ; elles garderont cette simplicité de ton qui fait trouver le chemin le plus court et donne envie d’aimer Celui qu’il aimait.

            Vers la fin de sa vie, il était, « blanc comme un cygne » [4] La blancheur est peut-être ce qui le caractérise le mieux, non seulement si l’on songe à son aspect physique, mais surtout parce qu’il était arrivé à un extrême dépouillement intérieur. À lire et relire ses lettres, l’image qui revient sans cesse à l’esprit est celle d’un paysage de neige, à la fois sévère et animé d’une inexplicable joie, Les statues de lui, qui sont un peu partout dans les églises du diocèse, restituent en partie cette impression : la tête à peine inclinée (mais tout le contraire de l’air penché « ), un discret sourire d’accueil et de bonté, le regard tourné au-dedans, humble et recueillie, il présente sa devise : L’éternité doit nous occuper plus que le temps. De quoi déchirer le faux jour ! Suit la doxologie qui lui était un leitmotiv et transformait ses propos en louange : Gloire au Père, et au Fils et au Saint Esprit ! Tel aussi nous apparaît-il dans sa châsse, à La Puye, mais là il a les yeux ouverts sur une lumière dont on ne voit que le reflet sur son visage, comme quelqu’un qui s’éveille enfin, transfiguré par la rencontre longtemps attendue et définitive : cette rencontre eut lieu dans la modeste chambre, à l’étage de la maison conservée telle quelle, le 13 mai 1834 à 9 heures du matin.

Un silence qui est parole

            Tout a été dit sur les péripéties du ministère clandestin qu’il exerça au péril de sa vie pendant la Révolution, sur son exil de cinq ans en Espagne, sur la fondation des Filles de la Croix avec sainte Élisabeth Bichier des Âges. Aussi, plutôt que de continuer à parler de lui, laissons-le nous parler.

            On a gardé de lui près de deux cents lettres, réunies en un recueil qui constitue un véritable trésor.[5] Très peu connues puisque les biographes n’en ont cité que quelques-unes, la plupart sont brèves et posent des principes aussi profonds que ceux qui rendirent célèbres les apophtegmes des Pères du désert.

            Le style des formules percutantes par leur simplicité dépend sans doute du caractère. Lui-même reconnaissait à ce sujet :

« Je conviens que j’ai l’air bien froid, indifférent, mais je n’ai jamais été démonstratif, et l’âge ajoute au tempérament ». (135).

            La principale raison est ailleurs : l’orant n’a guère besoin de beaucoup de mots pour suggérer l’essentiel. On l’imagine facilement prenant la plume sans quitter le silence dont il communiquait l’intensité :

« Nous gardons ici (= La Puye) le silence perpétuel, pour faire riser l’union et l’entretien avec la Sainte Trinité ». (51)

« Quand on a la source, on se passe volontiers des ruisseaux (…) Pourquoi chercher ailleurs ce que vous pouvez trouver chez vous et en vous ? » (71).

            D’où sa méfiance devant les rassemblements de toute espèce :

« Je crois qu’on ne cherche point N.S. Jésus en tout cela, mais la science du monde (…) Nous ne sommes plus dans ces temps heureux où l’on ne cherchait Jésus que pour Jésus ». (73)

            Même méfiance devant l’étude et l’enseignement qui tournent souvent au bavardage :

« St Thomas a plus appris en priant qu’en étudiant ». (127)

« Faites sentir aux petites et aux grandes que, quand le Maître se tait, les servantes doivent se taire, adorer, remercier, et s’anéantir ». (75)

« Ce n’est pas le monde qu’il faut imiter, mais N.S. Jésus ». (136)

« Il faut joindre autant par la prière, l’édification, que par la prédication ». (91)

« Parlez-leur plus par vos actions que par vos paroles ». (37)

            Parfois, la parole est indispensable. Alors il s’enflamme et atteint à un lyrisme digne des Pères de l’Église et de leur « théologie à genoux ». Ainsi, lorsqu’il indique à un prêtre la façon de préparer les enfants à l’Eucharistie :

« À la communion, vous vous retournerez du côté des enfants et vous leur adresserez la parole en disant : Que demandez-vous, mes enfants? Que Dieu ordonne à tous ses créatures de sortir du néant pour s’empresser toutes à vous servir ? Il l’a fait, il y a six mille ans. Demandez-vous qu’il fasse dresser des autels, qu’il change le pain. Il vient de le faire. Que demandez-vous donc ? Qu’il renferme son Cœur pour le donner ? Il vous l’offre. Prenez et mangez… » (31)

            Même effusion quand il écrit à un laïc :

« … un Dieu non seulement la victime de sa créature rebelle, sur la croix où il expire pour le délivrer des peines éternelles et lui procurer des biens infinis, mais encore sur les autels où il est à chaque instant sacrifié, un Dieu qui d’une main présente à l’homme l’univers pour pourvoir à tous ses besoins, et de l’autre lui présente son Cœur, sa personne, en lui disant : Prends et mange, ceci est mon corps ». (140)

            On croirait l’entendre, et à travers lui la Voix qui donne plus envie de prier que de discuter. Rien d’original, certes, en tout cela. Mais lui-même se moque d’être original. D’une longue lettre à l’accent pascalien qu’il envoie à « un monsieur », il s’excuse en ces termes :

« Le style n’est pas celui du jour, mais il vaut mieux se faire comprendre que de se faire admirer ». (122)

L’éternité dans le temps

            Si la place n’était prise par saint Maximilien Kolbe, on verrait bien saint André-Hubert « Patron du XXe siècle » : il n’a cessé de dénoncer la confusion des valeurs, le danger de préférer les choses qui passent à celles qui demeurent, la folie de ceux « qui s’occupent plus du temps que de l’éternité ». (114)

« Tâchez donc de ne pas partager l’aveuglement du monde qui ne vit que pour la vie présente ». (90)

            Le monde d’aujourd’hui, saturé de discours, a besoin de mots qui font choc. Et le prophète a pour première mission d’être un éveilleur. Éveiller de quel sommeil ? Tout simplement du monde,

« …un monde trompeur qui appelle plaisirs les jouissances des animaux, qui prend un peu de terre blanche ou jaune pour les vrais biens et les éloges de l’enfer pour les louanges. » (25)

« Le monde appelle bienheureux ceux qui jouissent des faux plaisirs, des richesses trompeuses et des vanités de cette vie passagère. Quelle illusion ! Le monde finira, et ceux qui l’auront aimé périront avec lui. » (154)

« Si nous ne travaillons-nous pas pour Dieu, à qui appartenons-nous ? Pour qui travaillons-nous ? Pour le monde qui nous trompera ? Notre corps qui n’est que pourriture les choses périssables qu’il faudra quitter, le démon qui nous perdra ? ». (90)

            D’où de sévères avertissements, non moins sévères que l’Évangile :

« Que devons-nous faire dans ce temps de calamités en tout genre ? Le choléra est une des moindres : la perte de la foi, l’aveuglement spirituel, la mort dans le péché, l’impénitence sont les plus terribles. » (144)

« N’oubliez pas que c’est pour notre justification ou notre condamnation que nous demeurons en ce monde avec Notre Seigneur. » (36)

« Le temps n’est pas à nous, il nous est défendu de le perdre. » (8)

            Il ne s’est pas contenté de donner des leçons aux autres. Lui-même a choisi et savait de quoi il parlait :

« Dieu veut tout ou rien ; tout cœur partagé périra. » (97)

« Ne voyez que l’invisible ! » (83)

            S’il insiste tellement pour nous détourner des mirages du monde, c’est pour nous convertir à un bonheur qui s’obtient par le « souvenir continué de la présence du Père, du Fils et du Saint Esprit ». (157) Cela rejoint l’enseignement commun de tous les Pères orientaux et leur idéal de la prière continuelle ou « prière du cœur ».

« La source de nos légèretés, c’est le défaut de réflexion sur la présence de la Sainte Trinité. (…) Vous laissez trop votre âme s’occuper inutilement des choses visibles. » (158)

« C’est l’invisible qui doit occuper votre âme et votre cœur : tout ce qui est visible sera bientôt brûlé et n’est pas digne de vous. » (80)

            « L’attention à la présence du Dieu sauveur » (25) n’est pas pour autant une fuite devant le devoir de la charité ; elle est tout le contraire d’une évasion ; elle est une priorité.

« Occupez-vous du monde invisible, plus que du monde visible. » (99)

« Mais ne suffit-il pas pour remplir tous les devoirs qu’importe la religion d’être justes, humains, bienfaisants envers nos frères ? Non, Dieu exige de nous l’accomplissement de tous nos devoirs, et nous nous devons à lui avant de nous devoir à nos frères. » (123)

            « Celui qui ne voit rien dans la prière, voit Dieu » s’exclamait un Père de l’Église orientale. Unifié, purifié, le regard exercé à scruter le Visage Unique devient dès lors capable de le reconnaître :

« Conservez surtout l’attention à la présence de la Sainte Trinité ; le souvenir de Dieu présent vous remplira de recueillement, d’amour, de crainte filiale, de vigilance. » (120)

            À une sœur en détresse, André-Hubert écrit ces mots étonnants :

« J’ai une grande vénération pour vous, parce que nous ressemblez à Notre Seigneur. » (67)

            Et à une autre, au service des pauvres :

« Vous quittez Jésus pour Jésus, quand vous rompez le silence par charité. » (8)

            Un jour, par exception, il ne peut contenir l’émerveillement dont il exulte sur la « Voie Royale » qui s’offre à tout baptisé :

« Puisque nous sommes plus unis à la Sainte Trinité que notre âme ne l’est à notre corps, puisque nous sommes plus en Dieu que notre sang dans nos veines, puisque Dieu est plus en nous qu’un enfant dans le sein de sa mère, notre pensée la plus ordinaire ne doit-elle pas être l’attention à la présence de Dieu en nous ? Notre affection continuelle, l’amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit qui nous environne comme les eaux environnent les poissons au milieu de la mer, comme l’air environne un oiseau qui vole ? Nous sommes en Dieu plus que la prunelle n’est dans l’œil. Il nous porte dans son sein, comme une femme porte l’enfant qu’elle a conçu dans ses entrailles ; il est la maison où nous logeons sans pouvoir en sortir et où nous demeurons toujours ; il est le lit qui nous porte ; il est notre vie, notre nourriture, puisque c’est lui qui nous fait vivre et qui nous nourrit beaucoup mieux que la mère ne nourrit son petit enfant… » (48).

            Jean-Paul Ier stupéfiera le monde, oublieux d’Isaïe, en disant que Dieu nous aime comme une mère…

            L’expérience des saints s’enracine et s’épanouit dans le fait tout simple que Dieu est une présence et nos pas une question. Saint André-Hubert nous lance l’invitation : à chacun de répondre.

« Comme un ami à son ami » (35)

            Il intimidait ceux qui ne le connaissaient pas de près. Si le péché environnant l’obsédait, peut-être plus que d’autres, c’est à cause du sentiment très vif de la sainteté de Dieu. Et le principal péché, le seul qui ne soit catalogué dans aucune liste puisqu’il les récapitule tous, c’est l’oubli. De là ses appels toujours rudes à la pénitence, comme des flèches de feu. Un feu qui réchauffe aussi, et qui éclaire :

« … ce Fils qui vient si souvent mourir à la porte de votre cœur. » (39)

« Ne regardez pas derrière vous ! N.S. Jésus vous a aimée jusqu’à la mort de la croix ; il vous aime jusqu’à venir à la porte de votre cœur. » (86)

            Rien que sa façon à lui de désigner le Christ est révélatrice. Elle tranche avec celle de l’époque, qui consistait à dire : N.S.J.C. Lui le nomme invariablement : Notre Seigneur Jésus. Ce détail décèle toute une intimité. Sans doute ne faut-il pas chercher ailleurs le vrai secret de la sainteté. Et, dans les lettres, affleure parfois un attendrissement soudain du cœur, nullement en contradiction avec les principes rigides déjà évoqués :

« Allez au Seigneur avec simplicité, comme un ami à son ami. » (35)

« Quand on aime, on ne craint rien de la personne aimée. » (19)

            S’il fallait ne retenir qu’une seule citation de lui, qui contienne à la fois l’attitude pénitentielle et la joie aimante dont il a eu l’expérience et qu’il nous souhaite de partager, ce serait celle-ci :

« Dites au monde entier : à d’autres, la bagatelle ! Jésus est mon amour, ma richesse et mon tout. » (113)

* * *

            En plusieurs circonstances et publiquement. Jean-Paul II a attribué à Notre-Dame la grâce d’avoir survécu à l’attentat qui ensanglanta la place Saint Pierre le soir du 13 mai 1981. Sans minimiser la puissance de la Mère de Dieu, on peut supposer que ce soir-là, comme c’était précisément l’heure des vêpres de saint André-Hubert Fournet dans le diocèse et dans toutes les maisons des Filles de la Croix jusqu’en Amérique latine, ses Filles et quelques autres se seront tournés vers le « Bon Père » pour qu’il intercède et fasse l’impossible… Dieu ne pouvait rien refuser à celui qui lui avait tout donné.

            Sa mission n’est pas terminée : en nous répétant un petit nombre de vérités élémentaires, à sa manière, il trouve le chemin de notre cœur pour que notre cœur trouve le chemin sans détours vers le ciel. Il nous donne de comprendre que tout ce qui s’en écarte ne sert à rien.

C.G.

« À l’écoute de saint André-Hubert Fournet », Église en Poitou, 1984, n° 18, p. 281-283 ; n° 19, p. 297-300. Par Claude Garda

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[1] Voir, en annexe, la bibliographie complète et mise à jour : elle ne se trouve nulle part sans lacunes ni sans erreurs.

[2] Le Picton, no 43 (jan.-fév. 1984) pp. 37-43 ; il serait fastidieux de relever les inexactitudes, parfois grossières, et de contester les interprétations qu’on rencontre dans cet article, lequel mérite pourtant d’être signalé comme un spécimen de ce que produit certaine « science » modérément instruite de son objet.

[3] Saubat, cf. bibliographie, t. I, p. 97.

[4] Témoignage cité par Chaigne, cf. bibliographie, p. 19.

[5] Recueil des lettres de s. A.-H. Fournet. 1969, 264 p. Ouvrage malheureusement hors commerce, réservé à l’usage interne de la Congrégation. Les références chiffrées accompagnant les citations qui vont suivre renvoient à la numérotation des lettres dans cette publication.