La spiritualité du Père ANDRE-HUBERT FOURNET : Père RUSSEIL
L’acte de mémoire vise ici la reconnaissance du don de Dieu, don de Dieu compris, non seulement comme un événement de l’histoire, mais aussi comme un avènement dans l’histoire.
Introduire ainsi la spiritualité d’André-Hubert Fournet, c’est reconnaître que celle-ci a donné naissance à un courant de vie à travers une congrégation religieuse qui rayonne par son existence, ses projets et ses initiatives en diverses cultures. La reconnaissance d’un charisme – dans l’Eglise – donne lieu à une incarnation et à une visibilité sociale. De cela, vous me permettrez de rendre grâce à Dieu car la congrégation des Filles de la Croix est constitutive de la spiritualité d’André-Hubert Fournet. Elle est elle-même entre histoire et mémoire, témoignage vivant du fait que cette spiritualité est donatrice de vie.
Dans un premier temps, je prendrai acte du fait que André-Hubert a été façonné spirituellement par sa propre histoire familiale, par sa formation au séminaire et ses premières années de ministère pastoral. Je soulignerai ensuite les traits de sa spiritualité dans le contexte de l'Ecole Française.
Comment comprendre le mot « spiritualité » proposé par le titre ? Pour faire bref, je l’entendrai de la façon suivante : la spiritualité apparaît comme l’expression de la vie spirituelle, c’est-à-dire de la relation personnelle à Dieu. Elle se traduit dans une existence humaine transformée. En effet, la vie de l’Esprit Saint renouvelle l’homme tout entier, en toutes ses dimensions, à la suite du Christ, jusqu’à pouvoir dire avec saint Paul : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Les saints constituent autant de figures exemplaires des chemins possibles pour vivre selon l’Evangile.
Dans les lettres d’André-Hubert Fournet, on ne trouve aucune citation explicite d’auteurs de l’Ecole bérullienne. Cette littérature épistolaire permet de découvrir la façon dont le Père Fournet tisse ensemble bon sens pratique et questions d’organisation, sollicitude pour les Filles de la Croix et conseils spirituels, examens de conscience par un jeu de questions et allusions à une phrase biblique. Il est légitime de penser qu’il vivait pour lui-même les conseils donnés. Pour lui, il s’agit « d’unir la vie intérieure avec la vie active ».
Un thème majeur se détache nettement à la lecture de ses lettres. Il s’agit de la référence à Dieu, comme Trinité.
Plusieurs postures de foi sont indiquées, par l’usage des verbes, dans la relation à la Trinité : aimer, honorer, remercier, adorer, louer, offrir, croire, converser, méditer sont les plus fréquents. La Trinité est nommée comme une « présence », comme une « habitation ». Il s’agit donc de « favoriser l’union et l’entretien » avec elle. Ainsi, « quand on a la source, on se passe volontiers des ruisseaux ». C’est donc un langage de vie et de relation qui est utilisé. Ce langage a des implications éthiques. Mais ce langage ne se limite pas au mot « Trinité ». Il s’agit véritablement « que votre cœur croisse dans l’amour du Père, du Fils, et du Saint Esprit ». La nomination explicite des trois personnes de la Trinité, sous forme de confession de foi ou sous forme doxologique apparaît de nombreuses fois. En certains cas, la confession de foi trinitaire est développée : « Gloire au Père qui m’a créé à son image (…) ; gloire au Fils qui a donné sa vie pour moi, qui m’a donné son cœur ; gloire au Saint Esprit qui demeure en moi pour m’assister en tout."
« Que votre premier soin soit de former en vous Jésus-Christ ». Apparaît ici un deuxième trait majeur de la spiritualité d’André-Hubert Fournet. Cette concentration christologique s’exprime par deux verbes : « former » en soi Jésus-Christ et l’« imiter ».
S'il cite en plusieurs occasions l’événement de la crèche, le Père Fournet s’attache surtout à la Croix et au Crucifié. Le nom même de « Filles de la Croix » atteste la fécondité de la via crucis. Pour lui, il y va du sens de la vie apostolique. C’est ainsi qu’il écrit à l’abbé Taury : « C’est le partage des Apôtres que je vous offre : la Croix ». Pour André-Hubert, la radicalité évangélique appelle à « se dépouiller » de soi pour « revêtir » Jésus-Christ. Tel est le chemin du disciple. Si la Croix dévoile le vrai visage de Dieu, elle donne aussi de se connaître personnellement. La foi est ainsi comprise comme une foi pratique. L’invitation à « jeter les yeux sur le crucifix, encore plus sur le divin Crucifié lui-même » ne peut pas être séparée de la résurrection. En effet, « nous ne vivons plus pour nous, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour nous ». Un tel chemin spirituel invite à « reconnaître son néant » pour mieux souligner la grandeur de Dieu : « Le Jeudi Saint, le Vendredi Saint et le jour de Pâques, ont dû mettre dans votre âme des lumières qui vous ont convaincues de plus en plus du néant du monde et de la grandeur de Dieu ".
Pour l’école française, l’anéantissement est la forme extrême de l’humilité. Il ne consiste pas à se détruire, mais à se considérer comme rien en s’oubliant soi-même. Pour prendre le langage bérullien, cela passe par un chemin de purification, ou encore d’abnégation intérieure pour devenir capacité de Dieu.
C’est à cette lumière qu’il est possible d’interpréter le langage de mortifications et de renoncements largement utilisé par le Père Fournet. Il traduit le combat spirituel qu’il convient de mener contre soi et contre le péché. Là se tient un troisième trait majeur de sa spiritualité. Les exigences posées et les conseils donnés abondent en ce domaine.
Au sortir du siècle des Lumières et du culte de l’Etre suprême, mais aussi dans un contexte où l’influence pratique du jansénisme perdure, l’humanité de Dieu dont témoigne sa correspondance doit être saluée. Je voudrais éclairer ce point de deux façons. Tout d’abord, le Père Fournet fait appel au « divin cœur de Jésus » ou encore à « ce divin cœur qui vous aime ». Pour lui, « on ne craint rien quand on aime », ou encore « quand on aime, on ne craint rien de la personne aimée ». Dans les tentations et les épreuves, il invite au « courage ». Le conseil est précis : « Adressez-vous au divin cœur de Jésus et vous serez victorieuse ». Le mot « cœur » ne relève pas ici des émotions ou des sentiments. Il doit être entendu en son sens biblique éclairé par les maîtres du XVIIe. Sa compréhension du péché confirme ce trait de sa spiritualité. Pour lui en effet, « c’est le consentement qui fait le péché et non la pensée ou le sentiment ». « Tout ce qui est en nous, malgré nous n’est pas péché. Ce n’est pas la pensée, le sentiment même du mal, mais le consentement de la volonté qui fait le péché (…). Sans le consentement de la volonté, on ne pècherait pas ». Cette mise en évidence de la volonté personnelle fait écho au « courage » évoqué, dans les épreuves. Ainsi, le langage des mortifications et des renoncements ne constitue pas un en-soi. Il est bien plutôt à situer dans une spiritualité qui prend au sérieux le fait de l’Incarnation de Dieu dans nos histoires d’hommes et de femmes, avec les combats inhérents à toute existence humaine. Dès lors, ce langage peut être interprété comme un chemin « pour connaître et accomplir la volonté de Dieu ». En effet, « ce n’est pas votre volonté qui doit se faire, mais celle de Dieu ». Les fruits d’un tel cheminement se donnent à reconnaître : « N’oubliez jamais qu’il faut être religieuse religieuse et qu’une vraie Fille de la Croix est une fille d’humilité, de pauvreté, de détachement, d’obéissance, de patience, de douceur, de recueillement ».
Le Père Fournet fait souvent référence à l’Esprit-Saint : en suivant « ses lumières » et « ses inspirations », il convient de lui « être toujours docile » en vivant dans sa « dépendance ». Pour ce faire, il s’agit de l’« écouter » et de le « consulter ». Puisque « vous recevez la vie du Saint Esprit, laissez-vous conduire par lui ». Cette liberté spirituelle se prolonge en deux recommandations : tout d’abord, « prenez garde de le contrister » ; ensuite, « craignez la tiédeur ; elle chasse le Saint Esprit des cœurs ». Cette façon d’introduire la vie dans l’Esprit n’est pas sans évoquer les écrits de J.-J. Olier.
C’est ici que je voudrais relever la façon dont le Père Fournet fait allusion à l’Ecriture. Elle n’est jamais citée explicitement, mais elle imprègne constamment son propos. Il est une expression particulièrement révélatrice : « Si vous connaissiez le don de Dieu dans votre vocation et votre mission, vous répéteriez : Mon âme glorifie le Seigneur ». Cette exclamation « Ah ! si vous connaissiez le don de Dieu » revient plusieurs fois. Cette référence à l’entretien entre Jésus et la Samaritaine en Jn 4, 10 appelle une réponse : « Je suis la servante du Seigneur » (Lc 1, 38). Telle est la deuxième référence évangélique la plus fréquente dans les lettres. Cette réponse de Marie introduit une attitude de disponibilité.
Le détachement de « l’amour propre » ouvre au service des autres. En effet, « la charité du Christ nous presse ». Deux éléments permettent de présenter ce quatrième trait de spiritualité, concernant l’exercice pratique de la charité du Christ. Les Premières Constitutions des Filles de la Croix traduisent ce réalisme spirituel. « Leurs œuvres sont l’instruction des pauvres de la campagne (…). Elles visitent les pauvres malades, pour les instruire, les consoler, leur procurer des secours, les soigner, les préparer à la mort (…) ». Il s’agit donc de traduire en actes « le zèle pour le salut des malades et des enfants ». Mais l’expression de la charité du Christ s’enracine dans la méditation de ses « états », pour reprendre un terme des bérulliens. C’est ce par quoi s’ouvrent les Premières Constitutions. C’est à cette lumière qu’il est possible de choisir un état de vie. Est cité en exergue des Premières Constitutions, Jn 8, 12 : « Je suis la lumière du monde : celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres ». C’est donc la référence christologique qui ouvre les Premières Constitutions.
Aux commencements, « cette puissance surhumaine de la charité s’est manifestée d’une manière bien éclatante par les œuvres d’un pauvre prêtre (…). Cet homme à peine connu du monde, sans autre fonds que celui de la Providence, sans autre crédit que sa piété est parvenu à procurer le bienfait d’une instruction chrétienne à des milliers d’enfants, à secourir un nombre infini de malades, depuis Bayonne jusqu’à Cambrai, et à prolonger au-delà des bornes de sa vie les œuvres que sa charité avait conçues ». Cette charité s’enracine dans la figure du bon pasteur (cf. Jn 10, 1-21). Il exerce ce ministère pastoral par un souci d’éducation de la foi en même temps que dans la vie sacramentelle, spécialement l’eucharistie. Sa charité pastorale est alors largement reconnue par la population qui l’appelle communément le bon Père.
Un dernier trait majeur, consonant avec le bérullisme, doit être évoqué : André-Hubert Fournet porte le souci de la relève. Au lendemain de la Révolution française et de la réorganisation post-concordataire de l’Eglise, la tâche est immense. En France, le premier tiers du XIXe siècle marque l’apogée des écoles cléricales. On assiste à une floraison d’écoles cléricales, dans le diocèse de Poitiers. Le Père Fournet, quant à lui, rassemble quelques enfants à Maillé pour leur apprendre les premiers rudiments nécessaires à leur formation ultérieure. C’est ainsi qu’il a contribué à l’appel et à la formation d’environ 40 prêtres au service du diocèse de Poitiers. Il a également songé à une société de prêtres. Un document l’atteste : « Règlement provisoire pour les pauvres enfants et Pères de la Croix ".
En ce qui concerne la personne d’André-Hubert, je ne retiendrai ici que deux éléments en lesquels se reconnaît l’influence de saint Paul. D’abord ceci : « Il fut vraiment humble. Lui qui pouvait profiter de la position de sa famille pour aspirer aux grandeurs humaines et briller dans le siècle, il s’humilie jusqu’à consacrer toutes ses énergies, toute sa générosité et son dévouement aux petits, aux humbles, aux pauvres (…).
S’il s’est humilié, Dieu l’exalte maintenant dans la gloire ».
C’est donc l’hymne aux Philippiens (Ph 2, 6-11), qui sous-tend ce discours. Ce texte paulinien – déjà évoqué plus haut – caractérise l’héritage spirituel d’André-Hubert. Celui-ci atteste, par toute sa vie, que la via crucis est chemin de transfiguration. Ensuite, toujours selon la parole officielle de l’Eglise, « André-Hubert Fournet nous apparaît sous les traits d’un véritable apôtre.
Quel zèle ardent ! Quelles œuvres n’a-t-il pas accomplies ! Quels obstacles n’a-t-il pas surmontés ! Ame tellement enflammée de la charité du Christ, que le champ qu’on lui a donné à cultiver ne lui suffit pas ». Le discours poursuit en évoquant la fondation des Filles de la Croix. Ainsi, sa charité pastorale l’a tenu toute sa vie en itinérance. Telle est la condition de l’apôtre, celle de l’inconfort évangélique et de la disponibilité à l’imprévu, en raison même d’une parole paulinienne déjà lue dans la lettre 120 : « La charité du Christ nous presse » (2 Co 5, 14). Pour André-Hubert, l’amour de Dieu se réalise dans la via crucis. Au total, sa vie atteste que seul l’amour de Dieu, dévoilé sous les traits du Crucifié, est digne de foi.
Les ruptures que nous vivons aujourd’hui – avec évidence, d’une autre nature – ne sont sans doute pas moins profondes que les ruptures qui se sont produites autour de la Révolution française. Nous changeons de monde, que nous le voulions ou non. A deux cent cinquante ans d’écart – depuis la naissance d’André-Hubert – et sous d’autres formes, un enjeu demeure commun : seule la sequela Christi façonne des apôtres brûlés et passionnés par la vie des hommes.
Un tel chemin passe par la désappropriation de soi, la disponibilité à l’imprévu de Dieu et l’itinérance d’une vie librement donnée mais aussi par l’intelligence de la culture du temps. En ce sens, les temps de rupture peuvent devenir des temps de nouveaux avènements. Ainsi, évoquer la spiritualité du Père Fournet, dans le cadre de ce colloque, ne constitue pas seulement un acte d’histoire. Il y va d’un travail de mémoire. En effet, il n’est pas d’avenir ouvert sans reconnaissance du don de Dieu.
En cela, la figure spirituelle et pastorale d’André-Hubert Fournet nous livre à la route qui est la nôtre aujourd’hui, en ce diocèse de Poitiers, à travers le synode en cours : « Au service de la Mission, des acteurs et des ministres de l’Evangile ».