Filles de la croix

Les livres du Bon Père  :  Monsieur C. BARBIER, professeur d'anglais à Chauvigny, Conservateur Départemental des Antiquités et Objets d'Art.

 

 

Lorsque, à La Puye, après avoir gravi l'escalier de sa maison et pénétré dans la petite pièce ouvrant, à gauche, sur le couloir de l'étage, on découvre le beau scriban de style Louis XV qui contient les livres de l'abbé André-Hubert Fournet, on comprend d'emblée que ces livres sont triplement précieux. D'abord, parce que cet ensemble bien réel, conservé in situ dans le logement qu'occupa le Bon Père depuis l'installation des Sœurs en 1820 jusqu'à sa mort en 1834, contraste avec le caractère virtuel et donc forcément sec et lointain des inventaires. Ensuite, parce qu'ils constituent l'une de ces bibliothèques de moyenne importance sur lesquelles, plus que pour les grandes collections, les études font défaut. Enfin et surtout, parce qu'ils vont dévoiler, comme toute bibliothèque, certaines facettes intimes de la personnalité de leur propriétaire avec cette différence que le propriétaire est ici un saint.

En tenant compte des doubles, les titres ne dépassent guère la soixantaine et frappante est l'énorme proportion - elle excède 50 % - des ouvrages dont la tomaison est incomplète. Cet aspect hétéroclite confirme que les livres n'ont pas été entourés de soin et d'attention. A l'exclusion des traductions et des publications officielles, comme l'ordo ou le catéchisme de Nantes, les ouvrages sont dus à une étroite palette de 38 auteurs parmi lesquels, en nombre de volumes, Bossuet exerce une domination sans partage, suivi de loin par Bourdaloue.

 

Le noyau : Bible et bréviaires

 

L'iconographie est parfois trompeuse. L'image la plus répandue de saint André-Hubert, qui s'inspire du fameux portrait dont l'histoire est si mouvementée, le montre assis à sa table de travail, les mains jointes et le regard tourné vers un crucifix posé devant lui. Sur la table : une plume, un encrier, un chapelet, plusieurs livres. Le regard sur la croix du saint en prière, en train de rédiger, prétend la tradition, les Constitutions du nouvel institut, traduit plus raisonnablement la réalité de sa vie que les objets, tous inertes à l'exception du livre ouvert. Ses différents biographes insistent sur son infatigable énergie consacrée au ministère pastoral, au service des déshérités, à la prière fervente mais n'en font jamais un homme d'étude et de lecture. Son rapport au livre, qu'il utilise constamment pour les nécessités de ses fonctions, n'a rien de direct. S'il ne la place pas au premier rang des devoirs spirituels et ne veut pas la voir occuper une place excessive dans la vie des Sœurs, il préconise cependant la lecture avec constance. Lui-même n'a jamais ressenti la nécessité de produire des ouvrages alors que les vestiges de sa correspondance, dont une faible partie seulement a été préservée, montrent qu'il a cependant beaucoup écrit. Son bréviaire est peut-être, en durée d'utilisation, tout autant un instrument de mortification qu'un livre de prière et l'anecdote, savoureuse et souvent racontée, du livre de classe est tout aussi éloquente : la fréquentation assidue des livres n'a rien d'inné chez lui. Sa générosité, plusieurs fois évoquée, fait que les livres sont d'abord des objets qui circulent : il reçoit des dons, il les distribue mais à qui ? à quel rythme ? au gré de quels besoins ?

 

Au petit nombre de livres personnels qui échapperont à sa sainte prodigalité, plusieurs contiennent des notes autographes plus ou moins développées qui respectent toujours le corps de l'ouvrage mais utilisent librement comme aide-mémoire et secondairement comme brouillon, sans aucun souci de clarté et de soin, l'espace des gardes, faux-titres et titres. Quant à cette source de première valeur, trop négligée, il faut ici se cantonner aux deux volumes les plus abondamment annotés.

 

Le Père Fournet a laissé deux exemplaires du Bréviaire de Poitiers. La partie d'hiver du premier, qui fourmille d'annotations, reflète toute l'activité pastorale du prêtre clandestin : prière, sacrements, liturgie, prédication, vie de la communauté... Au verso de la première garde, la citation latine d'"Eccl. 23, 4" (en fait 4 à 6) est un rappel à la chasteté. Elle est suivie d'une liste de 4 noms, de plusieurs "Dominus vobiscum" - sans doute un essai de calligraphie - de la phrase : "Vous obéissez au démon et vous désobéissez à Dieu" et d'une liste de différentes sommes d'argent. Le verso de la deuxième garde témoigne de célébrations : baptêmes et sépultures. Toute cette page a été barrée verticalement, probablement après une retranscription moins précaire de ces actes minimalistes. Sur les gardes de fin figurent d'autres noms et deux noëls.

 

 Le premier, Fidèles pastoureaux, est très incomplet mais Silence, ciel ! Silence, terre ! a été transcrit presque intégralement. Certains de ses couplets sont médiocres, d'autres, comme celui-ci, construit sur des oppositions, d'une beauté qui le fait émerger du tout-venant : "(...) En ce jour, on voit l'invisible, / La grandeur dans l'abaissement, / L'Eternel, enfant d'un moment. / Nous voyons souffrir l'impassible / Dans ce petit réduit / Tandis que par toute la terre / [refrain] Noël, Noël, à cette fête / Noël, Noël, avec ardeur / Noël, Noël, ô Dieu sauveur / Faisons de nos cœurs sa conquête / Chantons tous aujourd'hui / Noël par toute la terre / Car toute la terre est à lui".

 

Les notes de la Bible se situent dans un tout autre registre. Cette longue méditation autour de l'unique thème du Christ à Gethsémani, qui noircit toutes les gardes et le titre, est probablement la trame d'une homélie, d'une conférence ecclésiastique ou d'une intervention lors d'une retraite, moins vraisemblablement celle d'une des "lectures", ou instructions, proposées aux Sœurs dans la salle de communauté, ou encore du "catéchisme" qu'il donna régulièrement après la messe, depuis son ministère clandestin jusqu'à La Puye, et que la Bonne Sœur Elisabeth écoutait avec un immense recueillement. Le saint de La Puye est principalement connu par ses lettres et les témoignages de ses contemporains mais le fil de sa pensée, sa voix et ses mots nous échappent souvent. C'est dire la rareté et l'intérêt incomparables de ce texte parfois elliptique mais d'une prenante densité.

 

Plusieurs des préoccupations récurrentes dans le discours et la vie du Bon Père se mêlent dans cette plongée vers le mystère de l'Agonie. La soumission à la volonté de Dieu : "Nous sommes sensibles parce que nous sommes hommes. Nous devons être obéissants parce que nous sommes chrétiens. Nous devons faire un sacrifice volontaire des choses même où nous sommes les plus attachés.

 

" La tentation : "D'où proviennent nos chutes ?

1° - du défaut de défiance de nous-mêmes. Plus on compte sur les forces de l'esprit, plus on doit craindre la faiblesse de la chair.

2° - (...) de ce que nos cœurs attachés, appesantis par les occupations de cette vie, nous ne veillons point sur le salut, les prêtres, les livres, la mort".

La prière inlassable : "Que ne devons-nous pas faire, nous, en voyant Jésus passer la nuit. J'ai attendu que quelqu'un s'attristât avec moi mais nul ne l'a fait, attendu que quelqu'un me consolât mais je n'ai trouvé personne. Veillez donc et priez, non pour moi mais pour vous."

L'éternité opposée aux petitesses du temporel : "(...) on ne peut donner une heure à la prière, à la lecture, toute la vie se passe au temporel et le seul nécessaire est oublié (...) et nous sommes tranquilles comme si notre vie ne devait pas être un combat continuel. Nous ne veillons point, nous ne prions point."

La pénitence : "Rien ne marque plus la sainte pénitence que de demander toujours pardon des mêmes péchés que nous commettons toujours."

 

Tous ces thèmes secondaires confluent dans les dernières lignes, admirables : "Craignons ce Dieu de majesté qui fait marcher devant [lui] la mort et le démon, qui, d'un seul de ses regards, a fait fondre les nations comme de la cire et a réduit en poudre les montagnes du siècle. (...) Craignons : non pas pour le fuir (...) Craignons-le pour le chercher avec une vraie douleur et une sincère contrition qui soit toujours l'objet de nos démarches, de sorte que si on nous demandait : "qui cherchez-vous ?", nous puissions répondre alors : "Jésus de Nazareth". Cherchons-le (...) comme les Rois mages pour lui soumettre notre esprit par la foi, notre cœur par l'amour, tout ce qui est à nous et tout ce que nous sommes par un sacrifice général, continuel et parfait. Venez donc, prévenons la face de notre juge, adorons-le, prosternons-nous devant celui qui nous a créés."

 

Les livres du Bon Père
approche de la bibliothèque de saint André-Hubert Fournet
à La Puye

Document au complet de Monsieur C. BARBIER